Alexis M. Leveille
Ostéopathie
L'article qui suit ne vise pas à dénoncer la chirurgie orthopédique dans son ensemble, mais se veut plutôt une invitation à reconsidérer certaines chirurgies qui sont, à mon avis, trop souvent utilisées comme premier recours plutôt que des approches moins risquées comme la physiothérapie, qui comporte généralement beaucoup moins de risques et de séquelles.
Sur ce, bonne lecture!
Le changement prends du temps
En tant que physiothérapeute, il m'est parfois difficile d’accepter le fait que le système de santé n’évolue pas toujours au rythme que je voudrais. En fait, il est couramment estimé que le délai entre les découvertes scientifiques et leur application serait de 17 ans [1] mais on parle souvent du double quand on doit corriger une fausse croyance de la communauté scientifique [2]. Par exemple, de nombreux Essais Contrôlés Randomisés (ECR) - soit l’étalon d’or en termes de recherches scientifiques - convergent depuis quelques années vers une réalité déconcertante : pléthore de chirurgies orthopédiques encore couramment pratiquées pourraient être évitées et leur pratique continue suggèrerait une compréhension un peu trop simplifiée des mécanismes derrière les douleurs musculosquelettiques.
Des chirurgies à reconsidérer
La courte liste qui suit donne quelques exemples surprenants de chirurgies populaires qui, selon certaines études, pourraient être évitées. :
1) Acromioplastie (cf images 1 et 2).
IMAGE 1
[3]
Les chirurgiens qui font des acromioplasties se basent sur la théorie selon laquelle les douleurs chez les personnes souffrant de tendinites à l’épaule proviennent d’une compression des tendons de la coiffe des rotateurs par l’acromion lorsqu’on lève le bras.
IMAGE 2
[4]
L’acromioplastie est la chirurgie où le chirurgien vient retirer une partie de cet os (l’acromion) afin d’éviter cette compression (cf image 2).
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En théorie, ça semble bien logique, mais, pourtant, dans deux ECR similaires, des sujets en attente de chirurgie pour leur douleur à la coiffe des rotateurs se sont fait assigner au hasard (et à leur insu) à un groupe qui subissait des bursectomie (cf image 3) avec acromioplastie ou au groupe qui ne subissait que la bursectomie. Aucune différence significative ne fut observée entre les deux groupes en termes de douleur, intégrité de la coiffe des rotateurs, qualité de vie ou de fonctionnalité après deux ans et demi [5], ni après 12 ans [6].
IMAGE 3
La bursectomie est une ablation chirurgicale de la bourse, une poche de liquide qui réduit normalement le frottement entre les tendons et les os et/ou ligaments, mais qui, lorsque enflée, compresserait les tendons, causant de la douleur.
De même, un ECR comparant l’acromioplastie à la physiothérapie avec exercice physique chez des patients souffrant de tendinites à l’épaule n’a noté aucune différence en termes de fonctionnalité, journées manquées au travail et qualité de vie un an plus tard [8] 4 ans et 8 ans plus tard [9].
Ces études suggèrent donc que l’acromion n’est pas la cause des douleurs à l’épaule, mais aussi que l’acromioplastie s’avère une chirurgie apparemment superflue.
2) Réparation de la coiffe des rotateurs (cf image 4):
IMAGE 4
[10]
La réparation de la coiffe des rotateurs est une chirurgie où l’on rattache les muscles déchirés de la coiffe des rotateurs (un groupe de quatre muscles stabilisant l’épaule).
Cette chirurgie est également remise en question dans le monde scientifique. En effet, bien que les chirurgiens reportent souvent des taux de succès allant jusqu’à 94%, le taux de redéchirure après l’opération irait entre 39 et 46%! [11]. Pire: aucune différence significative n’était observable entre les personnes avec des redéchirures et celles aux coiffes intactes, que ce soit en termes de fonctionnalité, qualité de vie ou de douleur que ce soit deux semaines, huit, douze ou 24 mois après la chirurgie. Ainsi, on pourrait suspecter que les taux de succès élevés pour les chirurgies sont attribuables au fait que la plupart des études ne prennent pas la peine de refaire l’imagerie après la chirurgie, se contentant d’assumer que si le patient va mieux, c’est parce que les tendons sont restés collés (alors que de nombreux patients vont beaucoup mieux malgré une redéchirure).
Aussi, des ECR comparant la physiothérapie et l’exercice à une réparation de la coiffe des rotateurs (pour des blessures non-traumatiques) n’ont vu aucune différence au niveau de la fonctionnalité, douleur, force et amplitude de mouvement [12].
Bref, au-delà de suggérer que la réparation de la coiffe des rotateurs est d’efficacité discutable, ces données suggèrent que ces muscles sont souvent accusés à tort de causer la douleur aux épaules. Qui plus est, cette chirurgie omet un fait important concernant la coiffe des rotateurs, soit que les quatre muscles qui la composent ont une insertion commune qui permet aux autres muscles de compenser pour celui qui est déchiré (cf image 5). Pour emprunter l’expression d’Adam Meakins, un confrère en Angleterre, une déchirure de la coiffe s’apparente souvent à un trou dans une doudou : même trouée, on peut quand même tirer dessus et l’autre bout va généralement suivre sans problème.
IMAGE 5
[13]
En C, on voit le câble en forme de croissant qui relie les 4 muscles formant la coiffe des rotateurs ensemble. Cette structure permet aux trois autres de compenser si un des muscles de la coiffe est déchiré.
3) Réparation du labrum et ténodèse du biceps (cf images 6 et 7)
IMAGE 6
[14]
La réparation du labrum est une chirurgie qui vise à recoller la partie déchirée du labrum, soit le cartilage entourant la fosse de épaule sur lequel glisse la boule au sommet de l’os du bras (la tête de l’humérus)
IMAGE 7
[15]
La ténodèse du biceps est une chirurgie où l’on change l’insertion du muscle du biceps de la partie déchirée vers la tête de l’humérus (os du bras dans l’épaule).
Un ECR sur des patients souffrant de déchirure du labrum n’a montré aucune différence entre une chirurgie placebo (où le chirurgien ne coupe que la peau), une réparation du labrum ni une ténodèse du biceps ni en termes de douleur ou de fonctionnalité plus de deux ans après la chirurgie [16].
4) Méniscectomie (cf image 8):
IMAGE 8
La méniscectomie partielle est une chirurgie qui ôte la partie déchirée du ménisque (le coussinet fibrocartilagineux entre les os du genoux). Elle est dite arthroscopique lorsqu’elle est faite par une incision minime grâce à une caméra et des instruments passant à travers un fil à peine plus gros qu’une aiguille, de manière à limiter l’invasivité de la procédure [17].
Un ECR comparant un groupe subissant une ménisectomie partielle avec un groupe subissant à son insu une fausse chirurgie (incision initiale seulement) n’a révélé aucune différence entre les deux groupes assignés au hasard après deux ans en termes de fonction, douleur et qualité de vie [18].
5) Débridement et lavage arthroscopique (cf image 9):
IMAGE 9
Le débridement est une chirurgie où l’on enlève le tissu nécrotique (mort ou dégénératif) alors que le lavage est une chirurgie où l’on rince la jointure avec du liquide stérile pour déloger des débris libres.
Un ECR similaire comparant des groupes assignés à leur insu et au hasard à (1) un groupe de chirurgie placebo ou (2) lavage arthroscopique ou (3) groupe de débridement chirurgical n’a lui non plus révélé aucune différence entre les groupes deux ans plus tard au niveau de la fonctionnalité, de la douleur ni de la qualité de vie [20].
Une hausse inquiétante
La performance décevante des chirurgies susmentionnées lors d'études comparatives à des interventions moins invasives est d’autant plus surprenante qu’elle contraste avec leur augmentation fulgurante en Amérique du Nord. En effet, les études suggèrent qu’aux États-Unis, la fréquence des acromioplasties a sextuplé entre 1980 et 2005 [21] et on parle de la même augmentation que pour les réparations de la coiffe des rotateurs entre 1996 et 2006 [22]. Le taux de ménisectomie partielle a, pour sa part, connu une hausse de plus de 14% aux États-Unis entre 2005 et 2011 [23].
Une dépendance excessive à l’imagerie médicale
Une autre tendance préoccupante du paradigme orthopédique actuel réside dans sa dépendance excessive envers l’imagerie médicale, qui est beaucoup moins fiable qu’on pourrait le croire pour diagnostiquer la vraie source des douleurs. De facto, plus de 22.1% de la population reporterait des déchirures complètes d’au moins un des muscles de la coiffe des rotateurs alors que plus de 65.3% d’entre eux ne souffrent d’aucun symptôme : ces gens ne savaient même qu’ils avaient un “problème” à l’épaule avant qu’on ne leur montre l’imagerie médicale [24]. De même, entre 55 et 72% de la population sans symptômes entre 45 et 60 ans aurait des déchirures du labrum selon les résonances magnétiques [25]. En fait, au total, jusqu’à 96% de la population asymptomatique démontre des “anomalies” à l’épaule sur les imageries médicales.
Des études ont même démontré que de nombreux lanceurs professionnels au baseball lancent sans aucune douleur ou faiblesse malgré des déchirures cartilagineuses et/ou musculaires à l’épaule avec laquelle ils lancent [26]. On peut observer un phénomène similaire pour les problèmes de dos, où environ 52% de la population sans symptôme présente des bombements discaux alors que 27% aurait des hernies discales [27]. Similairement, une étude sur des sujets n’ayant jamais eu mal au dos de leur vie montrait des “anomalies significatives” chez 57% d’entre eux, soit des hernies discales chez 36% de ceux-ci alors que 21% présentaient des sténoses spinales [28]. Bref, la dégénération du corps comme des déchirures, les hernies et l’arthrite semblent souvent être de simples processus de vieillissement et sont présents dans bien des cas, avant la sensation de douleur, sans qu’il y ait nécessairement un lien entre les deux. Pensez à la peau: on a des rides avec l’âge, mais ça ne nous fait généralement pas mal au visage !
Un nouveau paradigme de la douleur
Bref, en regardant le modèle biomécanique classique de la douleur - soit que notre douleur vient de défauts et asymétries du corps - on voit rapidement qu’il est imparfait : personne n’est parfaitement symétrique, mais ce n’est pas tout le monde qui a mal ! Ainsi, quand j’explique aux patients leur douleur, je regarde rarement s’ils sont “croches”, préférant plutôt leur demander s’ils ont changé leurs habitudes récemment ou fait quelque chose hors de l’ordinaire. Selon ce paradigme plus moderne, la douleur viendrait souvent du système nerveux qui essaie de se protéger d’un dommage - qu’il soit actuel ou potentiel - en créant des tensions indues et de la douleur pour éviter un mouvement qu’il perçoit (souvent de manière exagérée) comme dangereux, d’où la douleur persiste souvent bien après que le danger soit parti. La douleur est aussi multifactorielle : elle est beaucoup influencée par l’humeur et des problèmes psychologiques comme la dépression [29, 30]. D’ailleurs, on peut grandement diminuer la douleur en changeant la perception que le patient s’en fait [31, 32]
Pour rester simple, la douleur ne serait souvent qu’une réaction protective du corps auquel on a trop demandé, trop vite, surtout si c’est après de longues périodes à ne rien faire, que cela corresponde à un dommage structurel réel ou pas. Par exemple, déménager tout son appartement alors qu’on reste assis toute la journée sans faire de sport ou courir 10 km à notre rythme habituel après des mois de pause durant le froid de l’hiver. Inversement, les douleurs peuvent même s’installer après le passage du jour au lendemain d’un emploi actif à un emploi sédentaire.
Somme toute, le corps est souvent peureux et grincheux; il n’aime pas les changements brusques et la douleur est son moyen de nous le faire sentir. En fait, c’est souvent ici que je vois le rôle du physiothérapeute, soit de réintroduire graduellement le patient aux tâches de la vie quotidienne et à l’activité physique à une intensité tolérable par son système nerveux : la plupart du temps, on ne répare pas ce qui est “brisé”, mais on habitue le corps (et l’esprit) à une tâche qu’il ne veut plus faire.
Repos, physiothérapie et exercice graduel : les secrets derrière l’efficacité de plusieurs chirurgies?
En ce sens, les bénéfices reportés par les chirurgies susmentionnées pourraient, selon ce modèle, n’être que des conséquences du repos, puis du retour graduel à l’exercice forcés par l’opération. Les chirurgies sont, après tout, une invitation assez impérieuse de reconsidérer ses habitudes de vie. En d’autres termes, après la chirurgie, on vous force au repos et puis on vous dit souvent de changer vos habitudes de vie (arrêter de fumer, faire un peu de sport, manger mieux…) et de faire de la physiothérapie. C’est ainsi que de nombreuses ECR ont démontré que des programmes d’exercice guidés par des physiothérapeutes comme aussi efficace que plusieurs chirurgies, dont l’acromioplastie, la réparation de la coiffe des rotateurs avec acromioplastie [33, 34, 35, 36, 37] en plus de réussir à prévenir ces chirurgies dans 75% [38] à 80% [39] des patients. Encore mieux: la physiothérapie coûte beaucoup moins cher au système de santé et comporte généralement moins de risques que la chirurgie.
Conclusion: trois messages simples
Encore une fois, loin de moi est l’idée d’inférer que toutes les chirurgies orthopédiques sont inutiles: la chirurgie orthopédique est souvent cruciale et la seule option (e.g., fracture ouverte, dislocations graves et récurrentes [40] déchirure ligamentaire complète du ligament croisé antérieur [41].
Cet article vous invite simplement à trois considérations simples si vous souffrez de douleurs musculosquelettiques:
1. Ne pas automatiquement paniquer si l’imagerie médicale signale des anomalies. Vous êtes une personne complexe qui ne se résume pas à une seule image. Après tout, même Beyoncé n’est pas belle sur toutes ses photos!
2. Consulter les études (ECR) sur votre chirurgie si un docteur vous dit que vous avez besoin d’une opération. La chirurgie reste votre décision.
3.Donner une chance à la physiothérapie avant la chirurgie